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Cassiopée

  • Kanel DUPLESSIS
  • 15 oct.
  • 17 min de lecture

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J’ai mal.

J’ai atrocement mal.

Je ne peux plus parler. Je me raccroche à lui. Je perds pied.

Ça revient. Je ne peux plus supporter cela, mais je ne sais plus quoi faire.

Je le fixe avec des yeux pleins de panique et d’angoisse. Aucun mot ne peut sortir de ma bouche, juste le cri déchirant d’une suppliciée. Je ne reconnais même plus ma voix.

Depuis combien de temps cela dure ? Je ne sais pas ; je ne sais plus. Je ne sais même plus comment je m’appelle. Tout me submerge.

Le goût salé de mes larmes se fond dans celui de la bile qui remonte dans un énième vomissement irrépressible.

Le tsunami qui me ravage s’en va lentement. Maman, pourquoi est-ce si difficile ? Je ferme les yeux en me souvenant du sourire de celle dont j’ai tant besoin au moment de devenir moi-même mère.

Gregory m’éponge le visage avec une serviette fraiche. Il m’essuie la bouche avec délicatesse. Je perçois la douceur de ses lèvres qu’il pose sur mon front. J’ouvre les yeux et j’essaie de lui esquisser un sourire mais cela fait longtemps que je ne parviens plus à faire semblant que tout va bien. Je vois bien que lui aussi est inquiet. Il est beaucoup trop tôt. Notre bébé devait arriver dans plusieurs mois. Surtout pas maintenant.

Couchée sur un brancard à la maternité, je fixe vaguement un détail de la frise murale. Une jeune sage-femme à l’air faussement calme tourne autour de moi en préparant des médicaments. Elle me dit que je vais accoucher, mais qu’on va essayer de retarder une échéance qui semble implacable.

Je pose les mains sur mon ventre. J’ai peur. La moulinette des pieds de bébé sous mes côtes me rappelle que je dois être calme pour nous deux. J’essaie de respirer lentement et de me replonger dans un endroit qui m’apaise. Des flashs défilent sous mes yeux : les reflets du soleil sur l’eau vive qui se faufile entre les roches, mes pieds engourdis par le froid, le chant des grillons et des petites grenouilles, le bruissement des feuilles des arbres immenses... Ma rêverie s’arrête en un éclair. J’ouvre grand des yeux vitreux avant de replonger dans les sensations intérieures de mon corps meurtri.

Ça revient.

Ça, l’impitoyable bulldozer qui écrase mon corps en ne lassant qu’une bouillie de chair et de sang. Je prends appui sur mes mains et m’accroche au cou de mon compagnon, lui griffant la peau au passage.

On me conduit rapidement dans une autre pièce, dans laquelle on m’informe que l’accouchement est imminent. Le galop du cœur du bébé que j’entends grâce au moniteur me rassure. Je demande s’il va bien. La sage-femme me répond que pour l’instant ça va, et qu’on devra l’aider un peu à la sortie. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire par la.

Très vite, tout s’accélère. Mes sensations se déplacent. Une terrible contraction fait descendre mon bébé dans un tremblement de terre intérieur. En un cri guttural, je le pousse malgré le chaos interne qui m’encourage à le retenir et m’enfuir loin d’ici pour ne plus rien ressentir. Je pousse malgré l’effroi de sentir chaque os s’arracher au passage de mon bébé, malgré le feu qui consume ma chair qui s’étirent à outrance pour laisser passer mon tout petit.

Je l’attrape à bout de bras et le pose sur mon cœur, abasourdie et interdite par la violence de ce que je viens de vivre. Il pousse un petit cri aigu et des pleurs étouffés qui me sortent de ma torpeur. La sage-femme me l’enlève rapidement et s’en va en claquant la porte, me laissant éblouie par la lumière puissante du scialytique qui continue d’éclairer vainement mon ventre vide.


Une tonne de flashs se déclenchent simultanément, enclenchés par les photographes amateurs qui veulent immortaliser le moment avec leurs smartphones dernier cri.

“Et tout le monde dit Cheeeeeseeeee!!!!”

Attrapant mon mari par la taille, je souris à pleines dents en prenant différentes poses dignes d’un modèle photo. Aujourd’hui est un jour très important pour moi. Mon ventre commence à franchement s’arrondir. Le dernier trimestre de ma grossesse a enfin commencé, il était donc temps que je célèbre ma nouvelle maternité. Entourée par ma famille et nos meilleurs amis, je vais enfin pouvoir découvrir le sexe de mon bébé pendant ma baby shower. Depuis quelques semaines, ma sœur et moi avons préparé une décoration sur un thème fruité qui invitent nos invités à choisir le camp dans lequel ils se positionnent. Le dress code est clair : team “banana” avec touche de jaune si on pense que c’est un garçon, team “pomme cajou” avec touche de rouge si on pense que c’est une fille. Les ballons, les nappes, les centres de tables et même les gâteaux sont tous aux couleurs de la fête. Je suis vraiment reconnaissante pour cette journée magique. Depuis ce matin, j’ai eu droit à une mise en beauté à domicile puis à un shooting photo dans notre jardin. J’ai mis de coté mes plaintes, mes pieds qui ont gonflé, mon masque de grossesse, la lourdeur de mon ventre et mes insomnies pour profiter au maximum avec tous ceux que j’aime.

Cet après-midi, l’ambiance bat son plein. Un ami de Greg, s’est mis aux platines et mixe les derniers sons qui ont fait le buzz pour les vacances. Ma tante s’est donnée à fond pour tout ce qui est pâtisserie. Cupcakes, salades de fruits, bokits colorés au safran et au paprika, j’en ai plein les yeux. Mes meilleures amies animent de main de maître la journée en organisant les jeux en groupe : devinettes, mots fléchés, concours de dégustation de petits pots, de rapidité au change de couches et karaoké de comptines remixées sur des rythmes afro caribéens nous permettent à tous de passer un moment de franche rigolade. Enfin, on passe au moment le plus attendu de l’après midi : le dévoilement du sexe du bébé. L’animation finale a été concoctée par ma sœur, complice de ma sage-femme échographiste qui lui a remis dans une enveloppe le résultat tant attendu. Une piñata géante en forme d’ananas est suspendue au manguier en fleurs dans le jardin. Greg et moi attrapons chacun une des cordes qui nous relie à la nouvelle que nous attendons depuis si longtemps.

Le décompte est lancé par l’assemblée : 3…2…1... Go ! D’un coup sec, nous tirons sur la corde. La trappe de la piñata s’ouvre dans la liesse générale en nous inondant d’une tonne de confettis colorés.



3…2…1.... Pousse ! La sage-femme tire sur le reste de cordon ombilical qui permet au placenta de se dégager mollement. Elle m’examine et me dit que mon accouchement est terminé.

Le claquement de la porte me sort de ma torpeur. Le pédiatre arrive avec mon bébé dans une couveuse mobile.

- Vous avez choisi le prénom ?

-Non, pas encore... J’essaie d’apercevoir les traits de mon bébé à travers les sondes, les pansements et les capteurs de toute sorte.

-Je vous laisse réfléchir un peu. Votre bébé est prématuré, il a besoin d’assistance donc on doit partir avec lui très rapidement pour continuer ses soins en réanimation. Dès que vous serez dans votre chambre, on vous accompagnera pour aller le voir.

Je reste sans voix en les regardant s’en aller. Une fois la porte fermée, je regarde le goutte à goutte de la perfusion qui diffuse dans mes veines des calmants pour la douleur. Je touche mon ventre à la peau flasque en me demandant où va mon bébé. Greg s’affaire dans les sacs pour trouver des papiers administratifs. Je lui demande d’aller rejoindre le bébé, de ne pas le laisser seul. Couchée dans cette salle, branchée à toutes ces machines, mes pensées reviennent comme un boomerang. J’essaie de comprendre ce qui vient de se passer, ce que j’ai fait qui a bien pu causer la naissance si précoce du bébé. Je ne trouve pas de réponse. J’essuie du revers de la main les larmes amères qui débordent du flot de mes questions et s’échappent le long de mes joues. A peine arrivée dans ma chambre, on vient me chercher avec une chaise roulante pour aller en réanimation néonatale. D’une voix grave, on m’annonce que je dois absolument venir maintenant. Je reste interdite en montant sur la chaise. Dans mon cœur, je fais monter une prière en direction de mon bébé. “Notre père.... “



…Amen.” Je finis ma prière matinale, couchée aux côtés de Greg. Il me regarde toujours d’un air amusé quand il me voit prier, lui qui ne croit en Dieu que lorsque ça l’arrange. Il commence à travailler très tôt aujourd’hui, il a des chantiers à l’autre bout de l’île et il doit traverser deux zones fortement embouteillées pour y arriver. Il soupire en se tenant la tête et en frottant sa barbe naissante. Je me lève pour nous faire un café et couper quelques fruits. Je passe me rafraichir dans la salle de bain. Assise sur les toilettes, j’examine ma culotte pour y déceler l’annonce colorée de l’arrivée de mes règles. Toujours rien depuis 2 jours. J’ai arrêté d’en parler à Greg quand j’ai compris qu’il n’était pas plus obsédé que ça par la conception d’un bébé. Lui qui est déjà père de 2 ados de 15 et 13 ans, voudrait bien, pour me faire plaisir, se plier une nouvelle fois au devoir paternel, mais ce n’est pas une priorité pour lui. Pour moi, oui. Moi qui pensais qu’en arrêtant la pilule, je tomberai aussitôt enceinte, la désillusion a été dure. Depuis plusieurs mois je compte les jours, je me prends la température, je programme nos rapports sur mes périodes les plus fertiles, mais rien n’y fait. J’ai même repris le sport et perdu du poids pour me donner toutes les chances. Je me suis enfin résolue à consulter mon gynécologue pour en parler, mais je n’ai pu avoir un rendez-vous que dans plusieurs mois. Sans conviction, par curiosité, je tire un énième test de grossesse de son emballage et urine dessus.

Deux barres. J’écarquille les yeux, stupéfaite. J’arrache la boite en carton et en tire le mode d’emploi que j’ai pourtant déjà lu plus d’une dizaine de fois. Je suis la ligne d’interprétation du doigt, comme si j’avais peur de ne pas vraiment comprendre ce que je lis.

Je remonte à toute vitesse mon bas de pyjama et je hurle le prénom de mon mari qui recrache son café par le nez et la bouche. “GREG ! Regarde ! JE SUIS ENCEINTE !”

Amusé, il me regarde faire la danse de la joie, tout en essuyant le café qu’il a renversé sur la table. Aussitôt, il se lève et me prend dans ses bras en me chuchotant à l’oreille : “Maintenant, tous les sushis seront pour moi !!” Je rouspète, alors dans un grand éclat de rire, il me soulève de terre et nous fait tourner sur nous même à nous en donner le vertige, ivres de joie.



J’ai la tête qui tourne en me levant de la chaise roulante. On me propose un fauteuil depuis lequel j’observe la scène. Une petite chambre bardée de machines électroniques avec des courbes multicolores et des alarmes qui sonnent de partout. Je trouve cet endroit hostile malgré les décorations enfantines qui égayent faussement les murs et les capteurs. Greg est déjà présent, assis à coté de la couveuse du minuscule bébé qui vient de sortir de moi. Je vois l’air grave du médecin qui commence à parler. Il utilise des mots que j’ai du mal à comprendre : hémorragie cérébrale, très grande prématurité, convulsions, IRM, EEG.... Je lui demande de parler clairement et de me dire comment va mon bébé.

“Le pronostic est mauvais. Il souffre de complications qui peuvent survenir à cause de la prématurité. Nous devons procéder à d’autres examens complémentaires pour voir si le cerveau du bébé fonctionne encore, mais si les examens ne sont pas bons, il se peut que nous procédions à l’arrêt de la réanimation intensive pour débuter des soins palliatifs. Il ne survivra pas.” “Est ce que c’est possible que vous vous trompiez ? Est ce que vous pouvez... sauver mon bébé?”

La dernière question m’échappe dans un sanglot... Le médecin baisse les yeux. Il ne me répond pas. Greg se rapproche de moi et passe son bras autour de mes épaules. Je fais rentrer ma main dans cette couveuse qui entoure de chaleur mon tout petit bébé. Une perfusion lui sort du cordon ombilical. Une sonde lui sort du nez. Des pansements et des capteurs couvrent son corps fragile. Je lui touche la main à la peau translucide. Ses tous petits doigts ne réagissent pas aux miens. Je lui chante la première berceuse qui me vient à l’esprit : “Lè pitit en mwen ka mandé mwen tété…” Il se met alors à bouger mais de manière saccadée. Les alarmes se mettent à hurler. J’appelle le médecin en criant. Une infirmière arrive suivie du médecin qui nous demande de sortir de la chambre et de les attendre dans le couloir. Effarée, je n’arrive plus à bouger. Greg me prend par la main et me conduit à l’extérieur de la chambre. Je les regarde s’affairer au dessus de mon bébé, injecter des produits, lui faire des prises de sang, toucher aux boutons de la machine, examiner mon bébé. Ils ramènent des machines supplémentaires, qu’ils branchent sur sa tête, sur son thorax. Ils lui font des échographies.

Le temps semble s’être étiré de manière interminable avant qu’ils ne nous appellent à nouveau. Ils nous demandent de nous asseoir.

Le cerveau est irrémédiablement endommagé.

Tous ses organes sont défaillants. Ils enlèvent les tuyaux de son nez et les perfusions du reste de son corps. Je peux enfin regarder à quoi il ressemble, sans tout ce matériel qui lui empesait le corps. Une énorme bouffée d’amour et de peine emplit ma poitrine. C’est le plus bel enfant que je n’ai jamais vu. Il ressemble à une de ces toutes petites poupées avec lesquelles je jouais quand j’étais petite fille. L’infirmière me demande si je veux l’accompagner en le prenant contre moi. J’accepte. Elle installe son petit corps frêle et chaud contre ma poitrine.

Je reprends ma berceuse. J’ai l’impression qu’il s’apaise. Sa respiration devient de plus en plus lente, hésitante, puis s’arrête. Le dernier capteur se met a sonner. L’infirmière éteint la machine. Malgré le silence assourdissant de sa chambre, je ne peux ni le lâcher ni m’arrêter de chanter de ma voix étranglée par des sanglots. Gregory me prie de le rendre à l’infirmière en me touchant la main. Je le repousse en poussant un cri violent. “NON! JE NE VEUX PAS QU’ON ME PRENNE MON BÉBÉ ! NON, JE NE LE LAISSERAI PAS ! TU N’AS QU’A PARTIR SI TU VEUX, JE M’EN FOUS ! MOI JE NE VEUX PAS ! JE NE PEUX PAS !”


Abattu, il sort de la chambre accompagné par l’infirmière avec qui il s’entretient. A son départ, elle revient et s’assoit à mes cotés. Elle me propose d’habiller ensemble le bébé, puis de lui mettre dans les bras le petit doudou que j’ai ramené qui pourra l’accompagner partout. J’accepte en silence. Elle me fait raccompagner dans ma chambre sur une chaise roulante. Greg m’y attend. Ses yeux rougis trahissent des larmes qu’il essuie dans un mouchoir en papier. Depuis que nous nous connaissons, je ne l’ai jamais vu pleurer. Greg est un homme fier qui s’est toujours montré fort et protecteur avec moi comme avec toutes les personnes qu’il aime. Le voir si fragile me renvoie à une réalité que je n’ai jamais vue, celle de l’attachement que mon mari avait aussi pour notre enfant. J’ai tellement honte de moi, honte de n’avoir pensé qu’à ma peine, qu’à ma douleur, de n’avoir pas su protéger notre bébé au sein de mon ventre, de n’avoir pu donner la joie d’être à nouveau père à mon mari, honte d’avoir causé tant de peine à toute ma famille.



J’ai une boule au ventre en rentrant à la maison. Je regarde la chambre d’enfant qui ne va plus accueillir personne. Greg y a enlevé toutes les affaires du bébé. Le berceau qui attendait patiemment son nouveau locataire, la chaise à bascule pour les moments d’allaitement... Il a supprimé tout ce qui aurait pu servir au bébé, même les biberons neufs, les jouets et le mobile avec des petits objets qui virevoltaient avec le vent. La pièce est vide. Vide. J’ai la tête qui tourne en voyant tout ça. Je me laisse glisser le long du mur jusqu’a ce que je sois assise à même le sol. Des larmes commencent à rouler le long de mes joues. Greg s’assoit à coté de moi par terre, un verre d’eau à la main.

- Tiens, bois quelque chose. Tu n’as rien mangé depuis plusieurs jours, je vais nous commander un plat.

- C’est pas la peine, je ne vais pas réussir à manger. Peut être plus tard. Tout ça est tellement ...injuste! Mes seins engorgés et douloureux se mettent à couler en goutte à goutte, imbibant mes vêtements de lait inutile.

- Je dois te parler de quelque chose. C’est important. Je me suis occupée de tout. On ne fera pas de veillée, Notre bébé sera enterré demain, en privé. Je regarde l’emplacement que j’avais choisi pour placer le berceau de notre petit ange. J’ai toujours entendu ma mère dire que ça portait malheur de mettre un berceau dans la maison avant la naissance du bébé. J’ai toujours pris ces avertissements pour de la superstition populaire destinée à faire peur la nuit aux enfants. Je m’en veux de ne pas l’avoir écoutée.



Gregory a repris le travail sans jamais s’arrêter. S’occupant de ses autres enfants comme à l’accoutumée. Comme si au bout de quelques semaines, le sujet était clos. Si au départ, il prenait le temps de discuter avec moi, maintenant, il change de conversation dès que je commence à parler de notre enfant.

Mes amies et ma sœur essaient aussi de m’emmener hors de la maison. Dès que je sors, je remarque les femmes enceintes, les nouveau-nés dans leur poussette et je me renferme. J’ai envie de les prévenir qu’être enceinte ce n’est pas forcément synonyme d’avoir un bébé en pleine forme en bout de course, mais ne peux pas. Je ne veux plus les voir. Je reste chez moi. Mes amies restent à mes cotés. Elles me disent que je suis encore jeune, que j’en referai un autre, que je suis forte, que je suis courageuse, que je surmonterai tout ça. C’est tellement stupide. J’ai l’impression qu’elles me parlent d’un vulgaire poisson rouge que j’aurais retrouvé flottant sur le ventre, que je devrais jeter aux WC et remplacer par un autre en lâchant 10 balles à l’animalerie du coin. Je me tais mais j’aurais envie de leur cracher mon dégoût de leur compassion dégoulinante. Je sais qu’elles m’aiment et qu’elles ne pourront jamais me comprendre, elles qui ont toutes eu des grossesses parfaites, qui n’ont jamais dû enterrer la chair de leur chair. Alors je me tais. On regarde des séries en mangeant de la glace à la vanille et au caramel. Comme si toutes les blessures pouvaient se soigner avec du lait et du miel.



Chaque nuit, je me réveille en sursaut. Des pleurs de bébé qui résonnent dans la pièce d’à côté. En général, dès que je me réveille, les pleurs s’arrêtent et je tente de me rendormir. Mais là, il n’arrête pas de pleurer. Je me lève, je l’appelle, je le cherche partout, mais je ne le trouve pas. Il pleure de plus en plus fort. Je sais où est mon bébé et aujourd’hui il a besoin de moi. Je prends la voiture, et je m’arrête devant le cimetière. Je cours sur sa tombe et je me mets à chanter pour qu’il se calme. J’aurais aimé le prendre dans mes bras mais son berceau est si bas. Peut être que la nuit est trop fraiche pour lui, que quelque chose le gêne... Calme toi mon bébé, Maman est là. Tout va bien. Je suis là. Je suis là. Bientôt je n’entends plus rien, et je tombe d’épuisement les doigts sur la pierre tombale, le pyjama tâché de deux aréoles humides sur les seins, trempé du lait qu’aucun enfant ne boira jamais.

Mon mari vient me chercher, alerté par mon absence et l’appel d’une personne de la commune qui m’a vue passer. Il m’emmène directement chez le médecin de garde. On me diagnostique une dépression sévère, on me donne des médicaments qui me parachutent artificiellement dans une zone agréable de coton moelleux. J’arrive enfin à passer des nuits complètes sans rêve. J’accepte d’aller voir une psychologue qui m’ouvre une bulle de répit dans laquelle je peux tout dire sans être jugée. J’ai l’impression de me sentir un peu mieux, mais mon mari, lui, ne va pas mieux. C’est ce qu’il avoue lors d’une de nos séances en couple à laquelle il ne viendra qu’une seule et unique fois. Me voir couchée sur la tombe de notre enfant lui a mis une claque, une brûlure à l’acide qui le consume désormais chaque fois que j’aborde le sujet. Qu’il a déjà tout fait pour que ça aille mieux. Tout. Et même aller à l’église. Oui, lui qui n’en a rien à cirer des bondieuseries. Il y est allé. Il a allumé une bougie, prié pour que notre enfant soit heureux où qu’il soit. Il a aussi demandé à Dieu, que s’il a déjà bien voulu lui prendre son enfant, et bien que ce serait sympa qu’il aide sa femme à guérir. Et il s’est rendu compte qu’au vu de l’étendue du boulot, une seule bougie ne serait peut-être pas suffisante. Alors il en a rallumé deux de plus. Et s’il le faut il en rallumera dix par jour mais qu’il en a assez de tout ça. Il n’en peut plus! Il aimerait passer à autre chose. Oublier. Me retrouver. La psychologue lui a alors fait comprendre que les fleurs ne poussent pas plus vite en tirant sur la tige, mais en les arrosant et en leur donnant de la lumière. Mais même avec toute la patience, l’amour et la bonne volonté du monde, personne ne peut arroser de plante avec un arrosoir vide. Il doit également se ressourcer et prendre soin de lui. Cultiver sa propre joie de vivre en retrouvant les activités qui lui redonnent de l’énergie vitale est la meilleure solution pour qu’il aille infiniment mieux et qu’il puisse m’aider en retour de manière plus efficace.



Inspirée par mon mari, je reprends comme lui une petite activité physique. Je rencontre d’autres mamans dans une association de deuil périnatal. Je comprends que je ne suis pas seule. Qu’elles sont toutes plus fortes parce qu’elles ont dû se battre et gagner des batailles que certaines personnes n’imagineront jamais. Qu’un lendemain existe et ce même si l’ancienne moi avec son insouciance restera à jamais partie, oubliée sur le bas côté après s’être fracturée l’âme lors d’un accident de la vie.

On part en vacances tous les deux. Une villa en Espagne avec une piscine chauffée. Vraiment, ça me fait un bien fou. Pour la première fois, je ne suis plus oppressée à l’idée de sortir dans la rue, heureuse de ne peux plus rencontrer des gens qui me regardent avec un air interrogatif ou compatissant. Je défais mon paréo, le pose sur mon transat et plonge dans la piscine. Mon mari sort de sa lecture et me regarde en abaissant ses lunettes d’un air amusé. Je lui fais signe de me rejoindre. Il plonge également, me tire les pieds, puis m’attrape et m’embrasse sous l’eau. Je me débats pour reprendre avec peine mon souffle en sortant la tête de l’eau. J’éclate de rire en le voyant imiter le requin du film “Les dents de la mer” et essayer de me mordre de partout. Greg se pose à coté de moi. Il me dit qu’il est content de me voir aussi joyeuse. Moi aussi, je suis heureuse de le voir si détendu. A ce moment là, en l’embrassant à nouveau, dans le galop de mon cœur qui bat plus fort j’ai retrouvé l’envie de lui, l’envie de nous.

Je m’endors dans ses bras. Je rêve que je suis couchée sur le sable aux cotés de ma mère. Les constellations s’illuminent petit à petit. Elle me montre du doigt une étoile qui apparait dans le ciel.

Elle se met à briller de plus en plus. Je lui demande avec anxiété si elle tombera elle aussi. Elle me sourit tendrement et me désigne une 2e, une 3e puis une 4e. En me réveillant ce matin, je me remémore les mots de celle qui me manque tant. “C’est en acceptant ta lumière que tu pourras créer ta propre constellation.” Je prie pour que de là où elle est, elle veille sur mon tout petit, sur moi, sur toute notre famille.

Certaines blessures ne se guérissent pas avec du lait et du miel. Il n’a que le temps qui apaise. Je continue d’aller aux rencontres de l’association de deuil périnatal. Pour parler de mon expérience et écouter les autres mères. Pour dire à celles qui traversent la même épreuve que moi qu’elles ne sont pas seules. Qu’elles n’ont pas à se persuader que même si leur enfant n’a jamais pu ouvrir les yeux sur ce monde, qu’il est juste une erreur de la nature, une “fausse” couche. C’est un vrai enfant. Je leur explique qu’elles n’ont à convaincre personne ni à attendre l’approbation des autres pour savoir qu’elles sont des mères. En partageant mon vécu, je leur montre que demander de l’aide n’est pas un signe de faiblesse. Au contraire, c’est un signe de force mentale de trouver des stratégies pour s’aimer un peu plus et ainsi poursuivre leur vie. Je suis devenue celle dont j’aurais eu besoin au moment où ma vie et celle de mon enfant se sont mises sur pause.

Cultiver la gratitude en dépassant cette épreuve incroyable a été un rail pour reprendre le chemin de ma vie. J’ai remercié ma sœur et chacune de mes amies qui sont restées quand elles auraient pu se détourner de moi ; pour ces éclats de rire alors que j’avais envie de pleurer, pour leur écoute sans jugement. Pour avoir été les voix, les oreilles, les bras dont j’avais besoin pendant l’ouragan. Pour tout. Pour juste avoir été elles.

J’ai remercié mon mari d’avoir été et d’être toujours mon pilier. Pour avoir été la partition qu’a pu suivre la mélodie de ma vie quand elle n’était plus que cacophonie. Pour l’amour qu’il m’a donné même quand je n’avais plus envie de m’aimer moi même. Pour sa patience. Pour tout. Pour juste avoir été lui. Je me suis remerciée. D’avoir été celle que j’étais et d’être maintenant quelqu’un de plus grand.

Je me suis remerciée pour m’être enfin acceptée inconditionnellement, avec mes cicatrices. D’avoir accepté le fait que laisser reposer mon enfant ne sera jamais l’oublier. Que continuer à vivre et aimer d’autres enfants ne signifie pas trahir son souvenir mais glorifier cette partie de moi même qui reste mère.

Je me remercie d’avoir accepté de couper mes branches fanées pour en voir pousser de plus vigoureuses. Et pouvoir enfin refleurir.

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© Mots doux et perles épicées by K. DUPLESSIS

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